Lectureux,
Il y a bien trop longtemps que la littérature est absente de ce blog. Aujourd'hui, je vous fais partager un extrait de l'excellent Un jour je m'en irai sans en avoir tout dit de Jean d'Ormesson. Et je vous laisse méditer.
"Dans tout ce que j'ai écrit, j'ai très peu parlé du mal. Comme si je l'évitais, comme si je fermais les yeux sur sa présence accablante. Dans un livre récent dont le titre était beau parce qu'il était d'Aragon, C'est un chose étrange à la fin que le monde, je parlais un peu de tout, de Platon et d'Einstein, de la préhistoire, du mur de Planck, du temps, de l'éternité, de la gaieté et de l'espérance. Je ne disais pas un mot du mal. Probablement parce que je ne savais pas quoi en dire. Il est là. Qu'est-ce qu'il fait là?
Le temps est vieux, le monde est vieux, la matière est vieille, même la lumière est vieille - moins vieille que le temps et le monde, mais assez vieille tout de même. Le mal est comme l'homme : il n'est pas très vieux.
On dirait que le mal, comme la vie, fait lentement son chemin vers des sommets après coup évidents - nous sommes tous évidents, n'est-ce pas? tous nécessaires, tous aussi inévitables que le soleil ou la lune -, mais longtemps imprévisibles. Il n'y a ni mal ni souffrance tant que la vie n'est pas là. Quand, par un miracle encore inexpliqué, la vie finit par apparaître, la souffrance pointe le bout de son nez. Le mal ne tombe sur le monde qu'avec l'homme et sa pensée.
Avec le rire, si délicieux, avec cette parole qui nous fait vivre, avec la pensée, il se déchaine enfin. La parole a quelque chose de divin. Et le Verbe était Dieu. Et le rire est le bonheur du monde. Ils sont aussi le mal lui-même. Le mal est inséparable de la pensée qui n'en finit jamais de se retourner contre elle-même.
Les hommes n'aiment pas le mal. Ils le dénoncent, le traquent, le combattent. Et surtout chez les autres. Moi aussi, je le combats. Mais je sais où il se cache. Il ne vient pas du diable auquel je ne crois pas. Comme les formes et les couleurs, commes les nombres, comme la vérité ou la justice, comme l'espérance, comme la beauté, comme l'univers et comme Dieu, le mal est d'abord en moi."